J’avais onze ans quand j’ai trouvé Senda, elle était couchée sur le bas côté de la route, aux environs du village.
Je me suis approché tout doucement car j’avais peur qu’elle aboie, ou qu’elle me morde, et aussi par précaution car j’appréhendais de me trouver face au macabre spectacle d’un chien mort.
Lorsque je me suis approchée, elle a ouvert les yeux, elle a levé sa tête et remué doucement sa truffe. E
lle a essayé de se lever, mais elle est retombée brutalement en soulevant une nuée de poussière autour d’elle.
Je lui ai touché la tête, et lorsque ma paume l’a effleurée elle a tressailli et crié.
J’ai eu peur de lui avoir fait mal et de suite j’ai essayé de voir si elle était blessée, mais rien ne paraissait tourmenter cette peau couverte de poussière.
J’ai essayé alors de la motiver pour qu’elle me suive.
’est en regardant ses pattes que mon sang n’a fait qu’un tour en observant que la chienne avait une patte qui pendait, des lambeaux de peau pendillaient de partout, autour d’elle le sang avait déjà séché et était devenu gélatineux, comme si on avait versé un verre de peinture, et un os tout jaune et saillant pointait férocement, annonçant ainsi sa douleur et son angoisse. J
e suis revenu en courant chez moi mais je n’ai pu convaincre personne de m’aider, j’ai donc cassé ma tirelire et sorti tout l’argent que j’avais économisé depuis deux ans, j’appelais ensuite un de mes meilleurs copains et, à nous deux, nous avons hissé la chienne sur une petite charrette, nous l’avons mouillée un peu et avons marché 2 kms pour parvenir jusqu’au vétérinaire du village principal.
Notre histoire eut l’air de les émouvoir.
La vétérinaire nous prévint que la patte de la galga ne pouvait ni s’opérer ni guérir et qu’il fallait amputer, mais elle nous assura qu’elle pouvait très bien se débrouiller avec seulement trois pattes.
Nous allions la voir tous les jours, avec mon ami, on l’avait opérée et stérilisée aussi à cause d’une infection à l’utérus provoquée par ses fréquentes maternités, on lui retira aussi plusieurs plombs de chasse du dos et des cuisses.L
’arrivée de Senda à la maison fut une apothéose...
Mon père était furieux parce que son fils avait dépensé une grosse somme d’argent dans une chienne rebelle et bonne à rien, il me frappa à plusieurs reprises, j’encaissais les coups en serrant les dents de rage et je lui crachais, ravi, ma victoire définitive à la figure : la chienne ne servirait pas non plus à mettre bas car elle était stérilisée, et c’est là que le galguero se désista définitivement.
Au fil des années je me suis habitué aux fugues de Senda, le village s’habitua aussi peu à peu à sa présence, son invalidité et sa sympathie lui valut l’affection de grands et petits.
À 20 ans j’obtins un travail en ville, et je pris Senda avec moi.
Elle avait 8 ans lorsque je l’avais recueillie, elle était déjà âgée, et je sus qu’elle n’allait pas me tenir compagnie longtemps en ville…
Un cancer qu’elle dissimulait avec normalité la dévorait intérieurement, et on lui avait donné un maximum de 3 mois.
J’essayais d’en profiter tous les après midi au cours de nos promenades où les enfants essayaient de la toucher et les grands cherchaient à connaître son histoire, émouvante, personne ne restait insensible face au courage de Senda, et personne ne pouvait ignorer son allure et sa beauté.
Après des années de voyage, après avoir grandi et être devenu un peu plus mature, je me sentais prêt à revoir mes parents.
Je pris une semaine en plein mois d’août et j’emmenais Senda avec moi au village, comme d’habitude, pour rendre visite à mes parents, malgré la mauvaise relation que nous avions.
Le village était solitaire, gris et poussiéreux.
La jeunesse avait émigré en ville comme moi, et les grands étaient restés, avec leurs petites vies.
Mes parents me reçurent assez mélancoliques face à mon absence qui avait duré plusieurs années, mais avec beaucoup d’émotion aussi, ils furent même émus de revoir Senda…
Cette nuit là je dormis avec Senda dans ma chambre, de la même façon que je le faisais en ville, convaincu qu’à mon réveil Senda serait partie faire un tour en forêt, du côté ouest du village.
Mais non, cette nuit là elle dormit à mes côtés, fatiguée.
Dans la pénombre de la chambre, elle me parut plus vieille que jamais.
Au lendemain, Senda ne me quitta pas d’une semelle, et après le repas, au lieu de dormir jusqu’au soir, comme à son habitude, elle m’incita à jouer avec elle, en la suivant elle commença à courir à travers le village.
Senda continua à courir jusqu’à la sortie du village, jusqu’à l’orée du vieux bois de peupliers et pins, du côté ouest.
Elle m’attendit là, patiemment.
Je voulais revenir en arrière, mais elle continuait à m’attendre au même endroit, quand elle fut sûre que j’allais rester elle commença à marcher lentement vers l’intérieur de la forêt.Je l’accompagnais, méfiant et trempé de sueur, et je m’abritais à l’ombre des arbres.
Elle me regardait et je la regardais, si elle avait pu parler elle m’aurait sûrement dit : « viens, je veux te raconter un secret », et ce fut ainsi.
Elle s’arrêta en plein cœur de la forêt, à côté d’un tas de troncs.
Elle s’assit et me regarda, peut être essayait-elle de deviner mes pensées.
Je portais mes mains à mon visage, j’étais ahuri.
Des dizaines de galgos étaient pendus à des cordes, comme des drapeaux.
Leurs gueules diaboliquement ouvertes d’où pendaient leurs langues.
Leur peau était presque transparente et ils avaient les yeux enfoncés.
Leurs pattes avant montraient bien la souffrance et l’agonie qu’ils avaient subie, car leurs coussinets étaient ouverts et à vif à force d’avoir essayé de s’appuyer sur l’arbre, et sur l’écorce on voyait encore les traces de sang séché.
La pourriture imprégnait ce spectacle et la pénombre montrait tout ce que cette scène avait de honteux, d’amoral et d’illégal.
Ces corps n’avaient reçu aucune autre visite à part la mienne, et certainement celle de Senda tous les matins jusqu’à ce que je la prenne avec moi en ville.
Seuls le galguero et elles connaissaient cet endroit, elle était la seule à calmer ses compagnons, qu’elle avait certainement vu mourir, pendus un à un sur ces arbres. Je suis sûr que c’est ça qu’elle a voulu me dire.
Parmi tous ces corps qui se balançaient au son du bal mortuaire du vent, je vis apparaître d’autres chiens, avec des yeux verts et lumineux reflétant le peu de lumière qu’il y avait à cet endroit où nous étions Senda et moi. Ils venaient de la partie la plus touffue du bois, faisant bouger les arbustes et ils s’annoncèrent en silence complet, sans un seul aboiement.
Je vis alors Senda partir en flèche vers eux sans regarder en arrière, et je pris peur car j’étais incapable de prononcer un mot pour la rappeler, et parce qu’en essayant de marcher je vis que Senda était toujours là, couchée à mes pieds.
Elle venait de mourir et sa course avec ces pauvres âmes n’était autre que le retour vers la liberté enivrante de la mort, c’était elle le guide, la garantie du bonheur de tous ceux qui n’avaient pas pu en profiter.
Je pris le corps de mon amie, encore tiède, encore musclé, et je creusais un trou à ce même endroit où elle s’était laissée mourir.
Ainsi qu’elle l’avait voulu, je dénonçais le galguero.
Il affronta une bonne amende, et je fis savoir à tous l’histoire de ces bêtes sur un livre qui fut publié, ceci permit à mes parents de comprendre la misère de l’univers dans lequel ils étaient plongés et dont ils étaient complices.
Mais je n’ai pas de repos, car je sais que le galguero du village continue à utiliser ses chiennes pour mettre bas, en les alimentant de misère, certaines sont pendues d’autres sont laissées à leur propre sort et personne, pas même ma famille qui a vécu si près de Senda, qui a lu le livre, qui s’est retournée contre cet homme violent, ose se montrer hostile.
C’est pour cela que je vais continuer a diffuser la misère de ces chiens, qui ne sont qu’un tout petit reflet de tout ce qui se passe dans beaucoup d’autres villages espagnols.Je continuerai à me promener dans la forêt, pour retrouver Senda, entourée d’une meute chaque fois plus nombreuse qui me regardera avec des yeux doux, ce sont les fantômes de l’injustice prolongée, la manifestation silencieuse de la mort, tous mes projets vont à eux, aux galgos du côté ouest
García Fernández
Par Carol, bénévole de la fourrière municipale de Badalona(Traduit de l’espagnol par Fabienne Tremblé)
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